confinement obsessionnel #20

jour vingt mille : lutte permanente :: et ce n’est que le début!

Ça vous rentre dans la peau. On n’en prend pas conscience tout de suite, seulement quand on regarde ce qu’on a toujours connu, ce qu’on laisse derrière soi, par les vitres de la voiture.

Ils longent les rues, les magasins, les coins de troittoir où ils se sont installés. Les fantômes du passé sont de sortie, le regard braqué sur eux. Peau douteuse, yeux renfoncés, sourires flippants.

Ils le sentent dans leurs os, même. Le pain, la picole, le béton. La beauté que ça renferme. Les souvenirs fragmentés qui les aveuglent. Prêcheurs, parents, ouvriers. Des idéalistes aux pupilles vides qui vont droit dans le mur. Les reverbères, les voitures, les cadavres à enterrer, les bébés à faire. Un boulot. Rien qu’un boulot.

Les gens se remettent à tuer au nom de leur dieu. L’argent nous anéantit. Leur solitude est si totale qu’elle sous-tend chaque amitié. Ils passent leurs journées le regards fixé sur des objets. Se fondent dans la masse, veulent suivre la foule. Leur credo, c’est la tendance. Leur horizon se limite aux soirées en boîte et à la défonce, les traits liquéfiés par l’alcool et la came, de la haine au fond des yeux le lendemain matin.

Écoute la ville tomber, Kate Tempest, Rivages poche, 2019

confinement obsessionnel #9

Der Mann ohne Eigenschaften, Robert Musil, première édition : 1943

Ajoutons que le plus heureux des modeleurs politiques de la réalité, hors de touts grandes exceptions, ont beaucoup de traits communs avec les auteurs de pièces à succès ; les intrigues vivantes qu’ils suscitent ennuient par leur manque d’intelligence et de nouveauté, mais, pour cette raison même nous plongent dans un état d’hébétude sans défense où nous nous accommodons de n’importe quoi, pourvu que cela nous change. Ainsi comprise, l’histoire naît de la routine des idées, de ce qu’il y a de plus indifférent en elles ; quant à la réalité, elle naît principalement de ce que l’on ne fait rien pour les idées.
Toutes ces considérations, affirma Ulrich, pouvaient se résumer ainsi : nous nous soucions trop peu de ce qui arrive, et beaucoup de trop de savoir quand, où et à qui c’est arrivé, de telle sorte que nous donnons de l’importance non pas à l’esprit des évènements, mais à leur fable, non pas à l’accession à une nouvelle vie, mais à la répartition de l’ancienne, reproduisant ainsi trait pour trait la différence qui existe entre les bonnes pièces et celles qui ont simplement réussi. La conclusion était qu’il fallait faire juste le contraire, c’est-à-dire, d’abord, renoncer à son avidité personnelle pour les évènements. Il fallait considérer ceux-ci un peu moins comme quelque chose de personnel et de concret et un peu plus comme quelque chose de général et d’abstrait, ou encore avec le même détachement que si ces évènements étaient peints ou chantés. Il fallait non pas les ramener à soi, mais les diriger vers l’extérieur et vers le haut. Ces remarques valaient pour l’individu ; mais dans la collectivité aussi devait se produire quelque chose qu’Ulrich ne pouvait exactement définir, et qu’il comparait à une sorte de pressurage, suivi d’encavage et d’épaississement de la liqueur intellectuelle, à défaut de quoi l’individu ne pourrait évidemment que se sentir tout à fait impuissant et livré à son bon plaisir. Pendant qu’il parlait ainsi, il se souvint de l’instant où il avait dit à Diotime qu’on devait abolir la réalité.

[écrire c’est d’abord apprendre à lire]

« Je suis une chose, prise mâle et prise femelle, il est le courant. Nous sommes dans une ampoule, protégés du monde extérieur, notre combustion se fait sans oxygène. Je suis une pute et je laisse à désirer. Est-ce que je suis fou, vraiment fou? Est-ce que je me flagelle de façon pathologique? est-ce que mon orgueil est tel qu’il me fait désirer tout et son contraire? Sûrement. […] Je n’en suis qu’au début, j’entre cela dans mon crâne. Il faut oser, détruire, il est encore temps, je veux détruire tant que j’en ai la force. La patience  et la disparition viendront plus tard. J’ai encore quelques sommets à gravir, c’est-à-dire beaucoup de pentes à descendre. Je cherche une forme de purification, par le feu, au centre du combat, dans l’agonie. Je veux continuer d’apprendre. »

La vie privée, Olivier Steiner – p.120 – collection L’Arpenteur