Der Mann ohne Eigenschaften, Robert Musil, première édition : 1943
Ajoutons que le plus heureux des modeleurs politiques de la réalité, hors de touts grandes exceptions, ont beaucoup de traits communs avec les auteurs de pièces à succès ; les intrigues vivantes qu’ils suscitent ennuient par leur manque d’intelligence et de nouveauté, mais, pour cette raison même nous plongent dans un état d’hébétude sans défense où nous nous accommodons de n’importe quoi, pourvu que cela nous change. Ainsi comprise, l’histoire naît de la routine des idées, de ce qu’il y a de plus indifférent en elles ; quant à la réalité, elle naît principalement de ce que l’on ne fait rien pour les idées.
Toutes ces considérations, affirma Ulrich, pouvaient se résumer ainsi : nous nous soucions trop peu de ce qui arrive, et beaucoup de trop de savoir quand, où et à qui c’est arrivé, de telle sorte que nous donnons de l’importance non pas à l’esprit des évènements, mais à leur fable, non pas à l’accession à une nouvelle vie, mais à la répartition de l’ancienne, reproduisant ainsi trait pour trait la différence qui existe entre les bonnes pièces et celles qui ont simplement réussi. La conclusion était qu’il fallait faire juste le contraire, c’est-à-dire, d’abord, renoncer à son avidité personnelle pour les évènements. Il fallait considérer ceux-ci un peu moins comme quelque chose de personnel et de concret et un peu plus comme quelque chose de général et d’abstrait, ou encore avec le même détachement que si ces évènements étaient peints ou chantés. Il fallait non pas les ramener à soi, mais les diriger vers l’extérieur et vers le haut. Ces remarques valaient pour l’individu ; mais dans la collectivité aussi devait se produire quelque chose qu’Ulrich ne pouvait exactement définir, et qu’il comparait à une sorte de pressurage, suivi d’encavage et d’épaississement de la liqueur intellectuelle, à défaut de quoi l’individu ne pourrait évidemment que se sentir tout à fait impuissant et livré à son bon plaisir. Pendant qu’il parlait ainsi, il se souvint de l’instant où il avait dit à Diotime qu’on devait abolir la réalité.